L’hommage – Jean-François Kahn, l’essence du journalisme et de l’amitié

JEAN-FRANÇOIS KAHN, L’ESSENCE DU JOURNALISME ET DE L’AMITIE<br><br>À 86 ans, le fondateur de Marianne et de l’Événement du Jeudi tire sa révérence, après tant de services rendus au journalisme, à la vie française, à la musique légère, au camembert authentique, à la politique et à l’amitié.

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3 min ⋅ 23/01/2025

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Lors de notre dernier déjeuner, il était fatigué, furieux sans le dire de ses faiblesses, de sa démarche incertaine et de ses séjours forcés à la thalassothérapie de Granville, et pourtant égal à lui-même, l’esprit intact et la curiosité sans limites. Comme toujours, la conversation, qu’il pratiquait de manière étincelante, coupée de blagues plus ou moins bonnes qu’il ponctuait d’éclats de rire tonitruants en répandant sa sauce sur la nappe, avait roulé sur les sujets les plus disparates : la disparition des hors d’œuvre des cartes de restaurant, qu’il déplorait amèrement, Pelléas et Mélisande qu’il tenait en haute estime, même si l’opérette restait sa grande spécialité, le sort de Vindex, le vrai « Gaulois réfractaire » des débuts de l’empire romain, qui avait voulu renverser Néron et dont il connaissait l’épopée par cœur (il avait pondu des centaines de pages sur les révoltes gauloises contre Rome), tel détail négligé sur Victor Hugo, (il avait pondu des centaines de pages sur sa conversion à la République), Macron, Hollande, Bayrou, Mélenchon dont il scrutait minutieusement, jour après jour, les faits et gestes, l’avenir de l’Europe face à Trump et la scandaleuse raréfaction du fromage au lait cru (un de ses combats homériques), le devenir de Marianne, sa création, dont il se souciait toujours, et quelques considérations personnelles, qu’il distillait à petites confidences ironiques ou tendres.

Jean-François était l’ami parfait, certes occupé de lui-même et de ses idées profuses, mais écoutant les autres, attentif entre deux péroraisons, toujours prodigue de suggestions, d’idées neuves, baroques ou subtiles, inépuisable producteur de vues insolites et de raisonnements profonds. Ces déjeuners réguliers étaient un bain de jouvence offert par un octogénaire à l’esprit adolescent, toujours frôle et jamais futile, pour qui l’actualité était une manne stimulante, qu’il accommodait au gré d’une pensée cohérente et ductile à la fois.

Au fond, Jean-François Kahn incarnait la quintessence du journalisme, passionné de tout et curieux du reste, maître Jacques des médias, brillant à la radio, vif et caustique à la télévision, inépuisable à l’écrit, toujours en avance d’un angle ou d’une idée, puisant dans sa culture encyclopédique le pourquoi des faits du jour, imbattable sur la politique, la gastronomie populaire, la chanson, l’histoire, la philo et la géographie des tables parisiennes. I

Il avait passé une licence d’histoire tout en étant postier ou ouvrier d’imprimerie, fait un séjour au Parti communiste avant de penser par lui-même, électron libre à Paris-Presse et à l’Express, chroniqueur et globe-trotter à Europe Un, réinventeur des Nouvelles Littéraires qu’il avait pris à vingt mille exemplaires pour les porter à près de cent mille, fondateur de deux journaux qui ont marqué la presse, l’Événement du Jeudi et Marianne, pourfendeur des puissants et des gloires établies, de la pensée unique et de l’élitisme culturel, procureur de la gauche et de la droite, bête noire de l’extrême-droite, auteur de plus de quarante livres sur la politique, la littérature, la philosophie, la musique ou l’histoire, qu’il parsemait d’aphorismes et de digressions incongrues, de citations philosophiques et de jeux de mots dignes de l’almanach Vermot.

Son éclectisme était regardé de haut par une bonne partie des milieux intellectuels, qu’il connaissait par cœur mais ne fréquentait guère, préférant la compagnie des paysans bourguignons et des patrons de bar parisiens. Pourtant, en autodidacte méthodique, il savait plus que les universitaires sur bien des sujets. Il professait le « centrisme révolutionnaire », oxymore plus fondé que ce qu’on en disait, tenant que les sociétés, comme les corps vivants, ne progressaient pas par des mutations brusques, mais par le réagencement permanent de structures existantes, une théorie de l’évolution sociale qui lui était propre, appuyée sur ses conversations scientifiques avec son frère Axel, et qu’il opposait alternativement aux conservateurs et aux révolutionnaires.

À 86 ans, il a tiré sa révérence, après tant de services rendus au journalisme, à la vie civique, à la musique légère, à la politique, au camembert authentique et à l’amitié. Son épouse Rachel et sa famille le pleurent à chaudes larmes, et ses amis tout autant. Adieu, Jean-François ! Les déjeuners seront maintenant moins passionnants, les soirées moins rieuses et les journaux moins originaux. On n’entendra plus tes rires éclatants, tes philippiques ardentes et tes commentaires prophétiques. Mais on en percevra encore l’écho, pour écrire un article ou comprendre une situation, venant du paradis des journalistes où tu t’agites toujours, à la place d’honneur.


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Laurent Joffrin est écrivain et journaliste, auteur d’une lettre politique fondée sur les valeurs de la gauche républicaine, sociale et écologique. Licencié en sciences économiques, diplômé de Sciences Po et du Centre de formation des journalistes, il a dirigé Le Nouvel Observateur et Libération pendant de longues années. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, essais politiques, livres d’histoire et romans policiers historiques, notamment Les Aventures de Donatien Lachance, détective de Napoléon et Les Enquêtes de Nicolas Le Floch, commissaire des Lumières. Il a produit pour France Inter l’émission Diagonales, au croisement de la culture et de la politique et, pour France 5, l’émission Les Détectives de l’Histoire. Il participe régulièrement aux débats politiques des chaînes d’info. Il préside Engagons-Nous, association et thinktank progressiste. Il pratique la voile sur son plan Cornu Pleg Mor ; il a animé longtemps le groupe pop les HeadlessChicken.

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